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littérature allemande - Page 5

  • Ecriture d'images

    peter handke,la leçon de la sainte-victoire,essai,littérature allemande,peinture,cézanne,écriture,paysage,aix-en-provence,culture« Cézanne, prié un jour de décrire ce qu’il entendait par « motif », rapprocha « très lentement » les doigts écartés des deux mains, les plia et les croisa. Lorsque je lus cela, je me rappelai qu’à la vue du tableau, les pins et les blocs de rochers m’étaient apparus en caractères d’écriture entremêlés, aussi nets qu’indéfinissables. Dans une lettre de Cézanne je lus qu’il ne peignait nullement « d’après la nature » – et je le compris par la toile elle-même : les objets, pins et rochers s’étaient entrecroisés en une écriture d’images sur la simple surface, en cet instant historique – fin désormais de l’illusion d’espace, – mais c’était en leur lieu même (« au-dessus de Château noir ») tel qu’il rendait obligatoires couleurs et formes, ils s’étaient entrecroisés en une écriture d’images cohérente, unique dans l’histoire de l’humanité. »

    Peter Handke, La leçon de la Sainte-Victoire

    Paul Cézanne, Rochers près des grottes au-dessus du Château-Noir, vers 1904, Paris, Musée d’Orsay

  • Handke avec Cézanne

    Peter Handke a reçu le prix Nobel de littérature en 2019. La leçon de la Sainte-Victoire (« écrit en hiver et au printemps 1980, à Salzbourg ») se situe à mi-chemin entre deux livres courts gardés dans ma bibliothèque – Le Malheur indifférent (écrit après le suicide de sa mère en 1971), La femme gauchère (une femme qui quitte son mari et son fils sans explication) – et un autre de sept cents pages, « le grand livre de Peter Handke » selon l’éditeur, Mon année dans la baie de Personne (1994), à relire.

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    Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire au grand pin et la Bastide Vieille II, vers 1887,
    66 x 90 cm R599 FWN235 (Société Paul Cézanne

    La leçon de la Sainte-Victoire (traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt) est un essai d’une centaine de pages, judicieusement offert par quelqu’un qui m’a souvent encouragée à mettre mes pas dans ceux de Cézanne à partir d’Aix, ce que je ferai un jour – je l’en remercie. Handke l’introduit par cette phrase : « Revenu en Europe, il me fallut l’Ecriture quotidienne et je lus beaucoup de choses d’un œil neuf. » Notamment, Cristal de roche de Stifter.

    Un jour, en se promenant, il s’est senti chez lui « dans les couleurs », heureux – « un instant d’éternité » : « Les buissons : du genêt jaune, les arbres : des pins isolés, bruns, les nuages : bleuâtres à travers la brume, le ciel (comme Stifter pouvait encore si tranquillement le mettre dans ses récits) était bleu. Je m’étais arrêté sur une colline de la route Paul-Cézanne qui, d’Aix-en-Provence, mène vers l’est jusqu’au Tholonet. »

    Handke a toujours éprouvé des difficultés à distinguer et identifier les couleurs, bien qu’il ne soit pas daltonien au sens propre. Dans sa famille, on s’amusait même à les lui faire dire. « Parfois mes couleurs, je les vois, et ce sont les bonnes. » Ce n’est pas une digression que ces notes sur les couleurs, qui prolongent sa lecture des récits de Stifter.

    Et voici Cézanne, se faisant remplacer pendant la guerre de 1870-1871 et la passant à peindre dans un petit village de pêcheurs près de Marseille : l’Estaque. C’est à lui que Peter Handke doit de s’être trouvé « entouré de couleurs » sur cette colline. Ayant grandi « dans un milieu de petits paysans où il n’y avait d’images, pour ainsi dire, qu’à l’église ou sur les reposoirs », il ne les regardait pas vraiment et manquait de gratitude envers « les peintres de tableaux ».

    Attiré par les paysages, Handke observe que Cézanne, avec le temps, a cherché « la « réalisation » de l’innocence et de la pureté terrestres : la pomme, le rocher, un visage humain. La réalité, c’est donc l’accès à la forme et celle-ci n’est pas regret de ce qui est anéanti par les alternances de l’histoire, mais elle transmet, dans la paix, ce qui est. – Dans l’art, il ne s’agit de rien d’autre. Or cela même qui fait sentir la vie fait problème quand on veut le transmettre. »

    Souvenirs de voyages jusqu’à la côte méditerranéenne avec « la femme » qui lui a appris le nom des pins parasols, associés à sa « joie à exister ». De cyprès sombres, un été en Yougoslavie. Quête d’images « magiques » qui le réconcilient avec l’écriture. Handke mêle ses propres fluctuations au commentaire de tableaux de Cézanne. En premier, Le Grand Pin.

    « Le grand pin figure encore sur d’autres tableaux mais plus jamais ainsi, pour lui-même. Sur l’un d’eux (il s’y trouve une signature) [illustration du billet], sa plus grande branche basse fait, pour ainsi dire, signe jusqu’au cœur du paysage et forme, avec les branches d’un pin voisin, l’arc d’un portail ouvert sur le lointain où s’étend, dans les couleurs claires du ciel, le massif de la Sainte-Victoire. »

    L’essai, centré sur cette montagne qu’à sa suite, Peter Handke a voulu parcourir de tous côtés, dérive au gré de ses pensées vers d’autres peintres (Hopper, Courbet, entre autres). « C’est au cours d’une exposition, au printemps de 1978, que les tableaux de Cézanne m’apparurent comme ces objets du commencement et je fus pris de l’envie d’étudier, comme cela ne m’était arrivé que devant les suites de phrases de Flaubert. »

    Regards de Handke sur Cézanne peignant la Sainte-Victoire – « la colline aux couleurs » –, les arbres, parfois des gens. Comme l’évocation d’un peintre appelle d’autres peintres, une promenade en montagne en rappelle d’autres. L’écrivain met des mots sur ses pas, décrit, raconte, cherche à dépeindre l’effet que produisent une vue, une lumière, la marche même, qui ramène souvent à soi, dans le soliloque de la pensée.

    Il y retournera en automne, accompagné de D. qui « fait des robes à Paris » et rêve de réussir « le manteau des manteaux ». Décidé à laisser dans sa « leçon » une vue d’ensemble, Handke l’interroge sur sa manière de faire, cherche une structure, fait sienne sa phrase : « La transition, pour moi, doit séparer clairement et être à la fois dans l’un et dans l’autre. » La leçon de la Sainte-Victoire se termine dans un musée de Vienne, en regardant La Grande Forêt de Jacob van Ruysdael.

    * * *

    (Une remarque sur ce petit livre de la collection Arcades chez Gallimard : on attend mieux de cet éditeur qu’une impression où l’ajustement a fait onduler le texte sur la page, varier la taille des caractères. Cela ne saute pas aux yeux, une affaire de demi-millimètre, mais je me suis demandé si j’avais un problème de vue et cela m’a gênée tout au long de cette lecture.)

  • Ephémère

    Hesse Le curiste.jpg« Une feuille morte poussée par le vent à travers la fenêtre est venue se poser au bord du bassin. C’est une petite feuille tombée d’un arbre dont le nom ne me revient plus. Je la regarde attentivement, déchiffre les lignes de ses nervures et de ses veines, respire son odeur si particulière qui nous rappelle que nous ne sommes pas éternels. Nous tremblons face à la mort, et pourtant rien de beau n’existerait sans elle. Il est merveilleux de constater à quel point la beauté et la mort, le plaisir et l’éphémère représentent des principes indissociables, à quel point l’existence de l’un implique nécessairement celle de l’autre. En observant cette feuille, je sens tout à coup avec précision la frontière qui sépare la nature de l’esprit. Les fleurs sont éphémères et belles ; l’or est éternel mais il est ennuyeux. De la même manière, tout ce qui anime la vie de la nature est passager et magnifique, tandis que l’esprit est immuable et lassant. […]

    Pour exister, l’or doit se faire à la fois corps et âme. Non décidément, à cette heure tiède du matin, allongé entre un sablier et une feuille morte, je n’ai pas envie d’entendre parler de cet esprit que je suis tout à fait capable de vénérer en d’autres circonstances ; je désire être éphémère, je veux être enfant et fleur. »

    Hermann Hesse, Le curiste                                          

     

  • Hesse en curiste

    Le curiste de Hermann Hesse (1925, traduit de l’allemand par Alexandra Cade), suivi de « Souvenirs d’une cure à Baden » (1949) est un récit autobiographique inspiré par sa première cure à Baden pour soigner une sciatique. (Comme on disait « prendre des bains (Baden) à Baden », la ville thermale a pris en 1931 le nom de Baden-Baden.)  

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    Friedrichsbad à Baden Baden

    En disant « Nous, les curistes de Baden » dans l’avant-propos, le narrateur est conscient de faire comme s’il ne parlait pas en son nom propre, « mais au nom de toute une catégorie de personnes, de toute une classe d’âge » (« quarante-cinq ans révolus »), sans doute une illusion, voire une erreur. Le récit est à la première personne du singulier.

    Arrivé à Baden en train, le futur curiste est « immédiatement saisi par la magie de l’endroit ». Remarquant à la gare d’autres voyageurs souffrant comme lui de sciatique, il observe leur allure, les « mimiques » personnelles de chacun, et reconnaît des « compagnons d’infortune ». Il leur trouve l’air plus contrarié que lui et se réjouit d’être moins atteint, un sentiment qui grandit encore en descendant vers les bains : comparé aux autres malades, il se trouve « l’air jeune et bien portant ».

    Une voix intérieure qu’il s’efforce de ne pas écouter contredit cette « douce euphorie » : il boite légèrement sur sa « canne de Malaca » et ne remarque pas les individus plus jeunes et plus droits que lui. A l’hôtel Heilingenhof arrive le moment délicat pour « un homme à la fois ermite et écrivain » de choisir la chambre « la plus calme », la difficulté venant souvent de la porte de communication vers une chambre voisine ou du plafond qui résonne sous les pas.

    Hesse adopte dès le début un point de vue ironique pour décrire sa situation et son état d’esprit : il veut faire preuve d’optimisme, y compris en ce qui concerne le médecin qui va diriger sa cure. Il attend de lui « qu’il possède une forme de savoir humaniste » et se réjouit de découvrir sur son visage « une expression intelligente qui laissait supposer un esprit ouvert. » Bref, tout lui semble réconfortant.

    Chaque journée de cure commence par un matin – pour lui, de manière générale, le moment le plus pénible de la journée, celui où il est de mauvaise humeur, sous le poids des problèmes « qui empoisonnent et compliquent [son] existence » ; ce n’est qu’à partir de midi que « les choses redeviennent supportables et agréables » ; le soir est son moment préféré. Il est insomniaque, d’où cette détresse matinale. Mais il arrive tout de même à suivre l’horaire des curistes, ravi de prendre un bain chaud matinal au sous-sol où le décor est magnifique, de boire un verre d’eau à la source et puis de retourner au lit, sur prescription médicale.

    S’il détaille ses réactions, Hesse décrit aussi les autres curistes, leur mode de vie, leurs loisirs – « nos déjeuners sont de véritables représentations théâtrales ». Il mange seul à une petite table ronde et prend plaisir à observer les autres convives, une séance d’observation mutuelle en quelque sorte. D’abord méprisant pour les amusements habituels des curistes, au fur et à mesure que la cure le fatigue (beaucoup plus qu’il ne le croyait au début), il va lui aussi se relâcher et trouver du plaisir à manger plus qu’il ne faudrait, à écouter de la musique de second plan.

    Tout un chapitre est consacré au Hollandais qui occupe la chambre voisine avec sa femme. Alors que lui-même offre à ses voisins un silence parfait, la porte de communication ne lui épargne ni les bavardages ni les rires de ces personnes qui restent le plus souvent dans leur chambre et y reçoivent des visites, ne lui offrant du répit qu’entre minuit et six heures du matin.

    Bref, bientôt, il ne lui reste plus grand-chose de l’optimisme du début. Il lui faudra tout un travail sur lui-même pour accepter la cure et son environnement. Dans le dernier chapitre, « Rétrospection », qui commence par « Ces pages n’ont pas été rédigées à Baden », il avoue avoir « en vérité, (…) éprouvé bien du mal à quitter Baden. »

    Avez-vous déjà fait l’expérience d’une cure thermale ? Cela m’est arrivé il y a longtemps. Le récit de Hermann Hesse m’en a rappelé certains aspects, agréables ou non. J’ai lu Le curiste avec grand plaisir : l’écrivain y a mis beaucoup de vie, de fine observation des autres et de lui-même, avec une bonne dose d’ironie qui incline à sourire. Se moquer de soi-même s’avère au fond assez reconstituant.

    * * *

    Merci beaucoup pour vos commentaires et vos visites en mon absence.
    Je vais les découvrir avec grand plaisir dès mes rangements terminés.
    A bientôt.

    Tania

  • Dans la glace

    Kafka_1917.jpg« Il y a un instant, je me suis attentivement regardé dans la glace et, même en m’examinant de près, je me suis trouvé mieux de visage – il est vrai que c’était à la lumière du soir et que j’avais la source de lumière derrière moi, de sorte que seul le duvet qui couvre l’ourlet de mes oreilles était vraiment éclairé – que je ne le suis à ma propre connaissance. C’est un visage pur, harmonieusement modelé, presque beau de contours. Le noir des cheveux, des sourcils et des orbites jaillit comme une chose vivante de la masse du viasage qui est das l’expectative. Le regard n’est nullement dévasté, il n’y a pas trace de cela, mais il n’est pas non plus enfantin, il serait plutôt incroyablement énergique, à moins qu’il n’ait été tout somplement observateur, puisque j’étais justement en train de m’observer et que je voulais me faire peur. »

    Kafka, Journal (1913, 12 décembre)

    Photo de Franz Kafka en 1917